Sur "Les Nouvelles Demoiselles d'Avignon" de Johannes Wickert
(huile sur toile, 230 x 200 cm)
Article de Dr. Hanna Peter-Raupp, historienne de l'art, Cologne (ALL)
Johannes Wickert en citant Picasso dans les „Nouvelles Demoiselles d'Avignon" semble vouloir redonner à ce monde des images, cette harmonie plastique que Picasso – à ses débuts – avait rompue.
Est-ce dans le sens d'un hommage ou d'un sacrilège? A coup sûr, une réponse provocatrice adressée à Picasso et même un défi, lié à des exigences, dont il faut savoir se montrer à la hauteur.
Le Nu féminin est, de fait, devenu l'idéal et le paradigme de l'art occidental. Les anecdotes concernant des peintres de l’Antiquité classique suggèrent que, déjà à cette époque, la représentation de la beauté féminine dévoilée était considérée comme faisant partie de l'un des plus grands achèvements de l'art.
La plus connue de ces anecdotes – le peintre grec Zeuxis chargé par la ville de Crotone de peindre une belle Hélène, insiste pour avoir, comme modèles, les cinq plus belles jeunes filles qui existent, afin de réunir, en une représentation idéale, les plus belles parties de leurs corps – résonne encore, comme un écho lointain, dans le nombre cinq des „Demoiselles".
Les peintres de la Renaissance et de l'époque baroque, et parmi ceux-ci, le plus brillant d'entre eux, Peter Paul Rubens, ont animé les déesses, Grâces et nymphes de l'Antiquité, d'une nouvelle vie, plus épanouie et plus sensuelle. Pour l'avant-garde du 19è siècle, le Nu classique était la quintessence de l'autonomie en art.
La citation devient la marque distinctive de cette autonomie. Elle atteste du fait que l'art n'est pas asservi à une reproduction servile de la nature, mais qu'il doit se déterminer en fonction de critères propres qu'il s'est lui-même fixés. Mais du fait que l’on attend de l'artiste qu'il fasse preuve d'originalité, la provocation ne peut être qu'inhérente à la citation.
C'est pourquoi la citation des motifs de Nus des „Anciens Maîtres" devint le leitmotiv d'un art moderne prêt au combat.
En 1864, Edouard Manet, dans son „Déjeuner sur l'Herbe", qui à l'époque fait scandale, reprend une Idylle de Giorgione en y associant un groupe de figures venant du „Jugement de Pâris" de Raphaël, une représentation qui elle-même en 1518, sous la forme d'une gravure de Marcantonio Raimondi avait choqué tout Rome („ne stupì tutta Roma", selon les termes du biographe Giorgio Vasari).
Pour Paul Cézanne, les „Baigneuses" ont constitué, tout au long de sa vie, un défi, le thème central de sa recherche, afin de s'affirmer en tant qu'artiste et ainsi s'explique qu'il n'eût de cesse de chercher et de trouver de nouvelles énergies dans cette confrontation avec des modèles du 16è et du 17è siècle.
Même les „Demoiselles d'Avignon" de Picasso, peintes en 1907, œuvre fondatrice du cubisme, courant qui, dans l'art, brise tous les tabous de l'époque, vit aussi de la tradition classique.
Dans les poses, dans lesquelles les trois femmes se présentent, transparaît la composition du „Jugement de Pâris". La femme qui se tient debout au milieu renvoie à la Vénus de Milo, qui a été tout au long du 19è siècle et jusqu' à l'époque de Picasso, l'essence même de la beauté féminine.
Le lien entre les cinq femmes et les cinq jeunes filles de Zeuxis à Crotone permet une autre association, propre à l'Antiquité proprement dite: ce même Zeuxis était célèbre pour son talent à donner à ses natures mortes une vérité si saisissante que les oiseaux, en quelque sorte abusés, venaient picorer les grappes peintes. Dans ses „Demoiselles", Picasso a lui aussi accordé une certaine place à la nature morte, mais en prenant Zeuxis et sa théorie pour cible, lui qui passe pour être le fondateur de la peinture classique, cette peinture pour qui une œuvre réussie doit allier la beauté idéale à la force de persuasion de l'illusion créée, le prototype de cette conception de l'art que Picasso parodie et démonte avec une force savamment orchestrée et un grand art.
A l'encontre de cette force dans l'expression, on pourrait penser, de prime abord, que Johannes Wickert veut revenir sur cette œuvre de démolition de Picasso et l'annuler.
Ici rien de comparable quant à la déformation et la fragmentation des formes; au lieu de cela nous trouvons une composition d'un arrangement austère, dans la tradition classique, les figures étant regroupées autour d'une figure centrale dans l'axe médian du tableau, la disposition de celles-ci dans l'espace semblant être déterminée par la logique de la perspective.
Le fait de relever le rideau vers le haut, à gauche, donne au tableau l'aspect d'une scène, à l'action celui d'une mise en scène – là aussi une référence à un concept ancien, reposant sur les traditions de l'époque baroque.
Un format en hauteur, sans équivoque, remplace le format presque mais pas vraiment carré (244 x 233,7 cm) du tableau de Picasso qui est par là-même déconcertant.
Toujours est-il que ce tableau nous révèle simplement l'idée sous-jacente au tableau de Picasso „Les Demoiselles d'Avignon". Picasso lui aussi avait créé une composition classique, équilibrée autour d'un axe médian et avait, en accord avec les procédés traditionnels éprouvés, ouvert le groupe de figures, par la figure de profil à gauche.
Sa composition, elle aussi, inclut l'espace, qui naît du chevauchement des figures et du contraste entre les tons chauds suggérant la proximité et les tons froids suggérant l'éloignement.
Dans la tradition classique, Picasso a même défini le point de vue de l'observateur dans la partie supérieure du tableau, de telle sorte que la partie inférieure du tableau est vue d'en haut. Johannes Wickert fixe ce point de vue sur le Mont de Vénus de la femme debout.
En considérant de plus près le lien existant entre la couleur et le rendu de l'espace pictural, nous nous rendons compte que la première impression quant au rendu „perspectiviste" est trompeuse. Le brun rougeâtre en dessous des figures représente bien le sol au premier plan, mais se prolonge dans le dos de la figure, placée de profil à gauche, d'une manière qu'il nous est presque impossible de définir en termes de la représentation concrète. Le bleu de l'arrière-plan ne nous permet pas de déterminer exactement l'endroit où le mur commence et sur quoi la femme vue de face est assise. Les rideaux qui ont été écartés pour nous, spectateurs, suggèrent une profondeur de l'espace, une „perspective", qui en fait n'existe pas.
Des segments de surfaces colorées s'intercalent de manière abstraite entre les formes concrètes.
Picasso oppose en de violents contrastes le jaune et le marron „chauds" du premier plan et le gris tirant sur le blanc et le bleu „froids" de l’arrière-plan.
Chez Johannes Wickert, une échelle nuancée de bleus crée une atmosphère, qui tout en soulignant l'unité spatiale de la scène, est, en même temps, une évocation du moment magique au cours duquel chaque mouvement des figures se fige.
Ces figures de femmes font ressortir le contraste le plus flagrant possible avec le modèle. Par rapport aux déformations des corps peints par Picasso, les leurs conservent toute leur intégrité organique. A l'opposé des dessins rendus par des traits, influencés par le primitivisme, et des masques barbares, leurs visages traduisent de fortes individualités. Même les pieds de chaque figure ont leur propre identité „physionomique". Le fait de porter un grand intérêt à des choses qui paraissent banales est caractéristique du peintre Johannes Wickert.
L'effet de choc, provoqué par les „Demoiselles" de Picasso, repose sur le contraste entre ces jeunes femmes s'offrant et dévoilant leurs corps nus et la laideur ainsi exhibée.
Bien que déformant la nature, Picasso se refuse à satisfaire aux exigences de la beauté et renchérit encore sur cette provocation, en prouvant, par chaque détail de sa toile, qu'il n'est, en aucun cas, un barbare naïf, mais que, bien au contraire, il connaît parfaitement la tradition classique et qu'il en maîtrise toutes les règles de manière souveraine.
Vouloir réitérer cet effet de choc provocateur serait de la part de Johannes Wickert un acte d'épigone entièrement vain. Au lieu de quoi, il s'est servi du tableau de Picasso pour développer et enrichir ses propres expériences et en créer de nouvelles dans le domaine de l'art.
En tant que „peintre des hommes", ainsi qu'il se conçoit lui-même, il montre qu'il n'y a plus de voie de retour possible et crédible à l'idéal classique. Ses femmes, qui posent, ne sont ni idéalement proportionnées dans le sens classique du terme, ni ne correspondent aux modèles-standard actuels. Il est manifeste qu'elles ont été peintes d'après la réalité et qu'elles symbolisent ainsi les femmes d'à présent.
Les „Demoiselles" de Picasso, précisément du fait de leur laideur et de leur primitivisme exhibent une sexualité démoniaque, reflet du fait qu'elles sont possédées du démon. Comme on le sait, le nom d'Avignon ne se référait pas à la ville du même nom au bord du Rhône, mais à un bordel dans la „Carrer d'Avinyó" à Barcelone. L'idée à l'origine de ce tableau a été inspirée par les prostituées s'offrant au client et lui permettant ainsi de faire son choix.
Depuis que la peinture a pris pour thème l'intérieur des bordels, c.-à-d. depuis la peinture de genre flamande et hollandaise du 16è et du 17è siècle, il incombe à ces peintures de nous révéler l'étroite et indissociable parenté de la tentation et du danger, de la beauté corporelle et de la laideur morale, la futilité et la fugacité du plaisir sensuel.
Les „Demoiselles" de Picasso, incontestablement, portent encore en elles le souvenir de cette tradition moralisante: tout autant reliquat du symbolisme qui constituait la phase antérieure de son œuvre qu’expression du „machisme" ou encore de ce dégoût familier qu'éprouve le client pour lui-même après sa visite au bordel.
Ces associations liées au bordel, Johannes Wickert les a rejetées et éliminées de son œuvre. Bien que le point de vue du tableau soit le ventre de la femme se tenant debout au milieu, il lui manque, ainsi qu'à ses compagnes, cette „invite" qui excite le désir et leur conférerait une agressivité teintée d'érotisme.
Ces femmes ne s'offrent pas en tant qu'objets sexuels, mais posent comme modèles pour l'artiste. Le maintien et la disposition en groupe de ces femmes est conforme au modèle proposé par Picasso. La scène de bordel s'est transformée en scène d'atelier.
Le professionnalisme qui règne dans cet atelier montre par là-même que l'art ne s'est pas arrêté à Picasso du 20è siècle. La pose des couleurs, qui articulent les surfaces plus qu'elles n'engendrent l'espace, est une référence à Matisse et aux Fauves. La nature morte composée de fruits reposant sur une draperie blanche, froissée à dessein, donne à l'ensemble un air délibérément artificiel et rappelle Cézanne. Le modelé anguleux, aux contours accentués de ces nus de femmes est le résultat manifeste d'une manière de voir qui est passée à travers le filtre de la „Neue Sachlichkeit" („Nouvelle Objectivité").
Les conclusions sont évidentes:
Johannes Wickert n'a pas créé une réplique de l'œuvre de Picasso et il n'est pas non plus revenu en arrière par rapport à lui. Bien plus, il a montré, de façon très conséquente, que le Nu, même après Picasso, en tant que thème artistique par excellence, est et reste un défi qu'il convient à l'artiste de relever. II s'est en quelque sorte incliné plein de respect devant le talent de Picasso – dans ce sens, ce tableau est bien un hommage rendu à Picasso –, mais il a en même temps montré que l'art „moderne classique" possède, à côté de l'art de Picasso, bien d'autres facettes, elles aussi significatives.
Les „Demoiselles" de Johannes Wickert, en évoquant en quelque sorte l'œuvre de Picasso, témoignage de la grande époque de la peinture des deux premières décennies de 20è siècle, font revivre une conception de l'histoire de l'art qui plonge ses racines dans le Romantisme.
Romantique signifie ici: ne pas abandonner l'art – qui fait partie de l'histoire – au passé, mais s'en servir, en quelque sorte, pour vivifier le présent.
Ainsi cette œuvre nous prouve-t-elle que les traditions picturales classiques peuvent encore, de nos jours, constituer une mise à l'épreuve très productive pour l'artiste qui ose seulement en relever le défi.
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©Johannes Wickert
Koenraad De Wolf: Johannes Wickert
Schilderkunst | Malerei
- livre sur l'art de Johannes Wickert avec 60 imprimés couleurs de ses tableaux
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- gedichten van | Gedichte von Manu Verhulst
- voorwoord door | Vorwort von Kardinaal Godfried Danneels
- 160 pagina's, 60 kleurdrukken, gebonden | Kunstband mit 60 Farbdrucken, 160 Seiten, gebunden
- uitgeverij | Verlag Halewijn, Antwerpen
- ISBN: 978-90-8528-135-1
Verkrijgbaar in boekenwinkels of via | Erhältlich über den Verlag http://www.halewijn.info/microsite/halewijn-uitgeverij/catalogus/uitgave.php?uitgaveID=879
“De schilderijen van de Duitse kunstenaar Johannes Wickert openen de schatkamer van het spirituele leven en dringen almaar dieper door in de kern van de christelijke en de Bijbelse traditie. Vasthoudend aan het eeuwenoude schildersmetier maakt de kunstenaar ons door virtuoos ingekleurde eigentijdse beelden gevoelig voor waar het in het leven wezenlijk over gaat.
In het kunstboek over Johannes Wickert brengt kunsthistoricus Koenraad De Wolf een gedegen analyse van het werk van de kunstschilder. Priester-dichter Manu Verhulst schreef passende gedichten bij de in het boek afgebeelde schilderijen.” (Halewijn)
Extraits en langue française: http://www.koenraaddewolf.be/ (NL, EN, DE, FR, ES)